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MOIS DU THEATRE RUSSE
CONTEMPORAIN A PARIS

du 15 novembre
au 22 décembre 2002


Liberation lundi 02 décembre 2002


L'ENTRAIN RUSSE
La nouvelle donne théâtrale en quinze jours de festival parisien

par Jean-Pierre THIBAUDAT - lundi 02 décembre 2002

En commun : la débrouille, une façon de faire avec trois roubles, six kopecks, une volonté d'écrire et de faire autrement, ailleurs, sans tutelle.



Après avoir étonné Moscou, on l'a vu sidérer le festival Passages de Nancy en mai 2001 pour sa première venue en France (Libération du 4 mai 2001), Evgueni Grichkovets a enfoncé le clou au même endroit en mai dernier avant de carboniser de rire le public du dernier Festival d'Avignon. Ce cousin de Buster Keaton relooké par un spécialiste émérite mais dyslexique de l'âme russe persiste (reprise de Comment j'ai mangé du chien) et signe (En même temps) un nouvel opus de ses aventures hilaro-théâtrales (dans le cadre du Festival d'automne), et en ouverture d'un festival Nouveau Théâtre russe lequel, quinze jours durant, va investir plusieurs théâtres parisiens.

A quoi ressemblent Grichkovets, 35 ans, et son théâtre dont il est le meilleur acteur ? A aucun standard russe, et pourtant il y a de la madeleine locale dans son évocation de la marine soviétique où il effectua son service militaire. On est loin de la «grande tradition du théâtre russe», celle qui va de Tchekhov à Fomenko, de Stanislavski à Dodine, ce théâtre des grands maîtres et des grandes pièces. Bien sûr, Grich kovets s'est nourri à ces biberons mais il est parti ailleurs. Vers une sorte d'entre-deux. Il en va de son théâtre au burlesque rêveur comme de sa vie : ce fils de Kemerovo (ville polluée et paumée de la Russie lointaine) a choisi de vivre non à Moscou (centre névralgique) mais à Kaliningrad, étrange bout de Russie exilé entre la Pologne et la Lituanie avec vue sur l'ancienne Prusse et, au-delà, l'Europe occidentale.

Grichkovets est la locomotive d'un train d'auteurs, de metteurs en scène et d'acteurs qui, d'un wagon l'autre, façonne l'image disparate d'un «nouveau théâtre russe». A peine sorti des limbes. Car ce train est plus ou moins visible dans un paysage dominé par un mastodonte : le théâtre d'Etat, plusieurs centaines d'établissements, chacun pourvu d'une troupe permanente, d'ateliers de costumes et décors, etc. Ce dispositif lourd n'est plus ce qu'il était (manque d'argent, vieillissement, troupes moribondes), mais son inertie pèse sur le paysage, à l'image du pays où reste dominante la mentalité soviétique, ce cocktail étrange de vieux fonds russe d'obéissance au chef suprême, de bureaucratie gogolienne et d'une «méfiance-délation» héritée des années staliniennes.

Au début des années 90, on a vu naître plusieurs centaines de «théâtres studios», un peu l'équivalent de nos jeunes compagnies. Tous ou presque (les exceptions se rencontrent plus volontiers en province) se sont heurtés au mur d'indifférence, voire de mépris, du théâtre institutionnel et des autorités, avant de s'écrouler les uns après les autres. Paradoxalement, le développement d'un théâtre commercial (boulevard, comédies musicales) a débloqué la situation, en l'ouvrant. Aujourd'hui, la donne commence à être différente. C'est un temps de prémices, de promesses, parfois de révélations. En commun : la débrouille, une façon de faire avec trois roubles six kopecks, une volonté d'écrire et de faire autrement, ailleurs, sans tutelle (ni dieu ni maîtres). Mais chacun a sa façon d'affirmer une identité.

Auteur de La Sensation de la barbe, Ksenia Dragounskaïa vit à Moscou. A 37 ans (c'est jeune pour un auteur russe), elle a signé une vingtaine de pièces bien tricotées où elle aime camper des atmosphères pour y introduire un grain de sable : ici un berger poète qui veut aller faire carrière à Moscou, on lui refuse le voyage, il sort son couteau. La pièce est mise en scène par Olga Soubbotina qui a été l'assistante de Peter Stein et Declan Donnellan lorsque ces derniers sont venus mettre en scène des acteurs russes à Moscou. L'ex-élève du Gitis (devenu Rati, la grande école moscovite) sait saisir les opportunités. C'est elle qui a mis en scène Shopping and Fucking de Mark Ravenhill, première pièce contemporaine étrangère à être montée à l'écart des théâtres officiels et à connaître le succès.

Nikolaï Rostchine, 28 ans, auteur et metteur en scène, est aussi un ancien du Gitis. A sa sortie en 1997, avec quelques condisciples et des acteurs du théâtre Ramt (Théâtre académique de la jeunesse de Moscou), il a fondé la troupe la Nef des fous. Leur première pièce, Les Apiculteurs, inspirée des tableaux de Peter Bruegel l'ancien et de Jérôme Bosch, a fait sensation. On n'avait jamais vu un tel spectacle, lent, peuplé de visions, musical, quasi muet. On songe à Bob Wilson, au Théâtre du radeau. La troupe n'ayant ni lieu ni argent, les Apiculteurs se sont donnés une fois par ci, une fois par là. Il a fallu attendre 2002 pour que Rostchine crée un autre spectacle, au Ramt.

Tout autre est le profil de Vassili Sigarov, 25 ans, auteur de La Pâte à modeler. Il vit dans la région de l'Oural, à Nijni-Taguil, et sa pièce très noire mais nourrie de rêve croise la vie de jeunes dans ces cités-là en suivant le périple d'un orphelin élevé par sa grand-mère et qui, à chaque tableau, prend des coups.

Ivan Viripaev, 28 ans, auteur et metteur en scène, lui, vient d'Irkoutsk, ville proche du lac Baïkal. Il y est né, y a fait ses études théâtrales avant de fonder en 1998 une compagnie indépendante avec laquelle il a monté un spectacle cinglant, Ce qui me plaît, dont les cinq héros sont des toxicos. Ce qui n'a guère plu aux autorités théâtrales d'Irkoutsk : Viripaev et sa troupe ont fini par déménager à Moscou où sa pièce Les Rêves a inauguré en février dernier «Le centre de la pièce nouvelle, théâtre.doc». Car, signe très positif, se sont ouverts depuis peu à Moscou, deux ou trois lieux voués à la création contemporaine tout comme est apparu un festival, Novaïa Drama («nouveau drame»), dont la première édition s'est déroulée en juin.

Tous nous parlent de leur pays, où l'homme, en haut lieu, est considéré comme quantité négligeable, ce qui n'empêche pas le pouvoir de parer «l'homme russe» de toutes les vertus. Un pays chaviré de contradictions. High tech et misérable, criminel et sentimental, pays d'alcooliques de grande culture et de redoutable mafia. Un bordel émouvant. Tous ces acteurs du nouveau théâtre y sont attachés. Et ils sont attachants. Tous.

JEAN-PIERRE THIBAUDAT

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2002 Gilles Morel - Tania Moguilevskaia
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