TRADUCTION A PARAITRE

 

ANNA YABLONSKAIA

Les Paiens

traduction Tania Moguilevskaia & Gilles Morel


Extrait du texte

6.

Chambre d’hôpital. Kristina inconsciente est allongée dans la même position, entravée dans un faisceau de tubes. Son père se tient devant la fenêtre et joue doucement une mélodie quelconque à la clarinette. Devant lui, sur la tablette de la fenêtre, une feuille de papier tombée d’un exposé sur les religions des peuples d’Afrique. Près du lit de Kristina, Bosco est assis sur une chaise, il feuillette l’exposé. Bosco regarde de temps en temps un grand masque africain qu’il a calé contre le mur de telle sorte qu’il « regarde » Kristina.

OLEG, pensif. – Je suis pas assez à la page, hein ?

Bosco regarde Oleg avec incompréhension. Oleg arrête de jouer, pose l’instrument sur la tablette de la fenêtre, saisit la lettre, la relit, se prend la tête à deux mains.

OLEG, désespéré. – Seigneur, quelle idiotie !

Il parcourt la chambre à grande enjambée, la lettre dans la main.

BOSCO. – C’est avant qu’il fallait y penser.
OLEG. – C’est que j’ai cru, c’est que j’ai pensé…
BOSCO. – Et qu’est-ce que t’as pensé ?
OLEG. – Eh bien, je ne sais pas… Eh bien, qu’est-ce que j’aurais bien pu penser !
BOSCO. – Tu pensais que ta fille qui a toujours eu vingt sur vingt, qui a terminé le lycée avec une médaille d’or, qui a gagné tous les concours possibles, allait tout à coup, hop, se mettre à picoler et à s’envoyer des mecs sur les plages ? Qu’elle allait tout à coup, hop, devenir une débile ? Et qu’elle allait se faire virer de la Fac ?!
OLEG. – Mais qu’est-ce que j’aurais bien pu penser ?! Qu’est-ce que j’en savais ?!
BOSCO. – Merde alors ! Bien que j’ai pas d’enfant, même moi je sais qu’on saute pas des balcons pour rien !.. Y’a qu’en Dieu qu’on peut se mettre à croire en une seule soirée ! Pour tout le reste, il faut un gros paquet de temps !.. Pourquoi t’as pas posé la question ?! C’est toi qu’elle aimait plus que tous… Aime… Tu es quant même son…
OLEG. – Oh, ferme ta gueule ! Non mais ! Tantôt il se prosterne, tantôt il se met à jouer les chamans ! Qu’est-ce que j’en savais, moi ?!
BOSCO. – Fallait savoir !

Oleg regarde sa fille, s’assoit au bord du lit.

OLEG, pleurant. – Franchement, bien que je ne t’aie jamais frappée, là je prendrai bien ma ceinture pour t’en donner un bon coup sur les fesses ! Comment tu as pu faire ça, Kristina, à cause de ce pédé ?! (Il agite la lettre.) C’est qu’il… il ne… il ne vaut pas un seul de tes ongles !!! (Il lit.) « …le monde avec toi et le monde sans toi, ce sont deux mondes différents. Et s’il m’est interdit de vivre dans le premier, je refuse de vivre dans le dernier… ». Qui c’est ? Qui ?!

Soudain, le masque, calé contre le mur dans le coin, tombe. Un voyant rouge se met à clignoter sur l’appareil auquel Kristina est branchée. Oleg bondit sur ses pieds.

7.

La nuit. Bord de mer. Le Professeur tire Kristina hors de l’eau. Elle a avalé beaucoup d’eau. Le Professeur retourne Christine face contre terre et la frappe dans le dos avec le poing, de l’eau jaillit de sa bouche. Ensuite il la replace sur le dos et lui fait un massage cardiaque.

LE PROFESSEUR. – Respire, salope, respire !

Le Professeur lui fait du bouche-à-bouche. Kristina reprend son souffle et ouvre les yeux.

LE PROFESSEUR, en hurlant. – Foutue idiote ! Ici, c’est pas profond !!! Ici, y’a plein de bouts de bois avec des clous au fond, ici, deux gamins sont morts cet été.

Le Pofesseur la frappe au visage de toutes ses forces. Kristina se relève sur ses coudes, attrape le Professeur par le col, l’attire à elle. Ils s’embrassent. Le Professeur déboutonne précipitamment le jean de Christina. Ils font l’amour.

Le Professeur jouit précipitamment,il reste allongé une seconde immobile, puis bondit sur ses pieds et court en titubant.


KRISTINA. – Où tu vas ?! LE PROFESSEUR. – Vas te faire mettre !! Laisse-moi tranquille !!

Il s’enfuit en courant.

(…)

9.

Dimanche de Pâques. Tôt le matin. L’aube pointe à peine. Carillons de cloches lointaines. Devant l’entrée de l’hôpital, Bosco fume. Autour, tout est désert et sans personne. Natalia apparaît au milieu de l’allée. Dans ces mains, un panier rempli d’œufs de Pâques. Bosco, sans un mot, lui barre la route.

NATALIA. – Kola, Christ est ressuscité !

Bosco se tait.

NATALIA. – Christ est ressuscité, Kola !

Bosco se tait.

NATALIA. – Il faut répondre : « En vérité, Il est ressuscité ! », Kola ! Moi, j’ai déjà suivi toute la messe, j’ai prié pour tout le monde… J’ai fait bénir les œufs, voilà…

Bosco se tait.

NATALIA. – Mais qu’est-ce qui t’arrive, Kola ! (Dans un chuchotement inquiet.) Est-ce que Kristina a rejoint notre Seigneur ? BOSCO. – Non.
NATALIA, en se signant. – Ohohoh. Elle continue donc à souffrir, la pauvre.
BOSCO. – Elle a repris ses esprits. Elle est consciente. Le docteur dit : va vivre.
NATALIA, s’exclamant joyeusement. – Seigneur ! Mon Dieu ! Quelle joie ! C’est une grâce de Dieu ! Il a entendu ! Notre Seigneur Tout Puissant a entendu mes prières ! Christ a entendu !
BOSCO. – Ce n’est pas le Christ.
NATALIA. – Quoi ?
BOSCO. – Ce n’est pas le Christ. C’est l’Esprit des Aïeux. C’est lui qui l’a sauvée.
NATALIA. – Quoi ?! Mais qu’est-ce qui te prend ?! C’est la peste qui t’a pris, le diable ?! Laisse passer, qu’est-ce que tu as à te tenir ici comme une statue ?! Je dois voir ma petite-fille !
BOSCO. – Pardonne-moi, mère, le docteur a dit : faut pas l’inquiéter.
NATALIA. – Dieu du ciel ! Pousse-toi !
BOSCO. – Pardonne-moi, mère. Je laisse pas entrer.
NATALIA. – Mais qu’est-ce qui te prend ?! Tu as perdu toute honte ?!
BOSCO. – Perdu. Et si tu t’en allais ailleurs.
NATALIA. – Mais je vais… je vais appeler Oleg.
BOSCO. – C’est Oleg lui-même qui te… Vas-t-en, mère.
NATALIA. – Mais qu’est-ce que… Mais comment c’est… Je dois voir Marina ! Lui parler.
BOSCO. – Elle ne veut pas te parler, mère. Trop parlé déjà.
NATALIA. – Mais ce sont mes enfants ! Laisse entrer, Kola ! Ce sont mes proches ! Qu’est-ce que c’est que ça, Jésus Mon Dieu ?!
BOSCO. – On en a pas besoin.
NATALIA. – Pas besoin de qui ?
BOSCO. – Du Christ.
NATALIA. – Comment ça… Qu’est-ce que tu… tu dis quoi là ?
BOSCO. – Désormais, nous croyons en l’Esprit de nos Aïeux. Il a sauvé Kristina. Et nous n’avons pas besoin du Christ.
NATALIA, en bénissant Bosco. – Que Dieu te préserve !


Bosco attrape sa main.

BOSCO. – Va-t-en d’ici à l’amiable, mère.

Natalia regarde Bosco, elle le pousse brutalement, se précipite vers l’entrée de l’hôpital. Bosco réussit à l'agripper et la retient contre lui.

BOSCO, menaçant. – Pars à l’amiable, mère.


les paiens

Lecture d'extraits de la traduction de Les Paiens
Maison d'Europe et d'Orient Paris, mai 2012.

 

Personnages

MARINA, 40 ans, femme d'Oleg
OLEG, 40 ans, mari de Marina
KRISTINA, 18 ans, fille de Marina et Oleg
NATALIA, 60 ans, mère d'Oleg, belle-mère de Marina
BOSCO, Nikolai, 60 ans, voisin de Marina et Oleg
LE PRETRE, Père Vladimir, 40 ans
LE PROFESSEUR, enseignant universitaire de Kristina, 30 ans
LE DOCTEUR, médecin au service d'urgence, 40 ans
UN SDF, sans-abri dans le parc





yablonskaia

Anna Yablonskaia
(20/07/1981 - 24/01/2011)




paiens

Lecture de Les Paiens
mise en forme par Olga Lysak
au Teatr.doc Moscou
Festival Liubimovka - septembre 2010




paiens

Anna Yablonskaia
devant le Teatr.doc Moscou
septembre 2010







YAZYCHNIKI [LES PAIENS]
spectacle mis en scène par Valeria Sourkova
(création le 10 mars 2012)


TOUJOURS A L'AFFICHE DU
TEATR.DOC MOSCOU








les_paiens

LES PAIENS (YAZYCHNIKI), le film
réalisation Valeria Sourkova - 2017
VO INTEGRALE - 92 mn

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