TRADUCTION A PARAITRE

 

ELENA ISSAEVA

Mon premier homme

traduction Agathe Voisin


Extrait du texte

LA PREMIERE. Rien de tout cela n’est simple. Je ne sais pas ce que c’est… Quel lien y a-t-il entre nous ?

LA TROISIEME. Quel lien y a-t-il entre nous ?

LA DEUXIEME. Je l’aime beaucoup et il m’aime beaucoup…

LA PREMIERE. Mais rien de tout cela n’est simple … Lui, à distance, je le sens. Il y a peu, j’ai rêvé de lui. On était assis chez lui, à table, on mangeait, on riait… Mon rêve c’était ça. Alors j’ai essayé de l’appeler. Je ne l’ai pas trouvé. Mais plus tard, quand j’ai fini par l’avoir, j’ai découvert qu’il me cherchait ; il avait écrit de nouveaux vers et il voulait me les lire.

LA DEUXIEME. Il a le cerveau qui fonctionne différemment, je ne sais pas. Il a sa propre vérité.

LA TROISIEME. Je comprends. C’est quelqu’un de secret. Il n’exprime pas ses sentiments si ouvertement. Tout est à l’intérieur. Il garde tout.

LA PREMIERE. Il ne m’a jamais parlé de sa vie personnelle – de ce qu’il y a eu avant mon arrivée. Tout ce que j’en sais, ce n’est pas par lui.

LA DEUXIEME. Seulement il ne veut pas me comprendre. Toute notre vie a été rythmée par l’alternance : dispute – réconciliation, dispute – réconciliation. Quand tout allait bien, alors on se prenait dans les bras, on s’embrassait, on était très tendres l’un envers l’autre…
LA TROISIEME. Il s’aime énormément. Il a ses propres règles. Et il veut briser les autres. Ses règles seules lui importent. Je respecte son intelligence. Mais, bien sûr, les sentiments comptent pour moi plus que les règles.

LA PREMIERE. Il rentrait tard, et je l’attendais toujours. Il m’était impossible de m’endormir avant qu’il ne rentre à la maison. Je n’arrivais tout simplement pas à m’endormir. J’étais couchée dans la pénombre, les yeux ouverts, mais m’endormir, j’en étais incapable. Il savait que je l’attendais. Même si je m’endormais, dans le sommeil je sentais qu’il arrivait, je me levais et je courais dans l’entrée. Une fois je l’ai aperçu par la fenêtre : il courait à toutes jambes à travers la cour depuis l’autobus – comme un gamin. Le cartable sous le bras, il courait à toutes jambes.

LA DEUXIEME. J’aimais beaucoup, beaucoup, regarder avec lui des comédies avec Depardieu, avec Louis de Funès. On s’asseyait sur le canapé. Et je ne riais pas tant de la comédie, que de voir comme il riait. J’adorais ces moments. Je les aimais jusqu’à l’épuisement… Jusqu’à une certaine date… J’en parlerai plus tard.

LA PREMIERE. Nous étions allés en visite chez des parents. Il y avait quantité de monde. L’ambiance se relâchait. Je me souviens, il était assis sur le canapé, et j’ai voulu m’asseoir sur ses genoux, et je me suis assise sur ses genoux. Je l’ai serré dans mes bras. Et lui, si délicatement, mais fermement, m’a repoussée. Il m’a assise à côté de lui et m’a dit qu’il ne fallait pas manifester ainsi ses sentiments. Ça aussi d’une certaine manière, ça m’a conditionnée dès le départ…

LA TROISIEME. Il a un cabinet, pour travailler… Et s’il me manque un stylo, ou bien quelque chose d’autre… et bien je le lui prends et j’oublie de le lui rendre… Et s’il en a besoin… alors il s’énerve violemment… parce que pour pouvoir bien travailler, il a besoin que tout soit bien en place. Et ça non plus je n’aimais pas. Parce que “Qui l’a pris ? C’est toi, hein ? Pourquoi tu ne l’as pas rendu ? – et moi : mais c’est une broutille, et c’est ça qui te met dans un état pareil ? Tu jures à cause d’une broutille ?” Ça aussi c’était une cause de nos disputes.

LA DEUXIEME. C’était toujours moi la coupable. Et c’était toujours moi qui demandais pardon. Lui ne le faisait jamais... Alors je me suis mise à mentir. Et j’ai compris que pour fuir tout cela… il fallait mentir. Les bobards sont devenus ma seconde vie. Si on lui demandait d’écrire ma biographie…disons ce que je fais dans le courant de la journée, ce dont il pense que je m’occupe… et si après on comparait avec ce que je fais effectivement, alors il y aurait une grande différence, une très grande différence. Le ciel et la terre.

LA PREMIERE. Est-ce que je lui ai déjà menti ? Je ne pourrais pas le dire. C’est que j’ai toujours eu tellement besoin de partager quelque chose avec lui.

LA TROISIEME. Je voulais travailler dans un café, comme serveuse. C’est un café particulier, qui n’ouvre que la nuit, et où viennent, vous savez…des hommes riches qui boivent avec les filles. Je voulais savoir comment ça ce passait là. Parce que je vivais de manière ordinaire, banale, bien loin d’un tel monde. Mais des endroits comme ça c’est dangereux, hein ? Et les gens pensent que c’est mal. Parce que les hommes veulent avec les femmes… enfin… c’est normal… mais pour la société ce n’est pas si moral que ça… hein ? Donc je voulais savoir quelles personnes y travaillent, ce qu’elles pensent… J’ai trouvé du travail dans un de ces cafés. Ça commence à sept heures du soir et ça finit à minuit. Et à cause de cela il faut rentrer tard chez soi. J’en ai parlé : “J’ai un projet – découvrir un monde inconnu. Peut-être que ça peut être utile comme expérience ?” Mais il s’est mis en colère violemment. Il a dit “Je pensais que tu savais ce que tu voulais ! Je croyais en toi ! Mais toi tu te lances dans un travail pareil,…ça n’a pas de sens. Je ne peux plus croire en toi, croire que tu as un but dans la vie. Il faut que tu lises davantage, mais toi – voilà comment tu perds ton temps !” Je voulais savoir comment il réagirait. Il s’est beaucoup énervé, il a réagi violemment. Alors j’ai eu peur, et j’ai réfléchi à nouveau. Oui, il a raison. Et je ne suis pas allée travailler là-bas, non, j’ai refusé.

LA DEUXIEME. Quoi, je n’avais pas le droit d’aller en boîte danser avec des amis ? Alors j’ai dit que j’en avais marre de tout et que je voulais vivre seule. Je suis partie. Mais je n’ai pas ramassé mes affaires tout de suite – j’ai pensé – je les prendrai demain. Et il m’a traité de putain – parce que je n’étais pas rentrée à la maison cette nuit-là. Il s’est mis à hurler. “Tu peux partir où tu veux, pourvu que tu ne remettes jamais les pieds ici”. Le résultat, c’est qu’il m’a réellement chassée. “Puisque t’es comme ça – alors, fous l’camp !”

LA PREMIERE. Il y a certaines choses dont tout simplement je ne discute pas avec lui, parce que si je les lui disais, il perdrait son sang froid.

LA DEUXIEME. Il a toujours eu des paroles blessantes. Et elles sont allées crescendo ! Pour qu’il soit heureux, je devais être idéale ! Un pas à gauche, un pas à droite – c’était la fusillade. Quand on se lançait dans des discussions sérieuses, j’essayais de le convaincre, car j’avais effectivement raison, et j’avais un tas d’arguments. Mais je ne pouvais pas dire un seul mot, parce que dès qu’on avait des discussions sérieuses, les larmes m’étouffaient.



 

Pièce documentaire

Personnages

LA PREMIERE
LA DEUXIEME
LA TROISIEME









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Eléna Issaeva

 

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